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Manjul: "Le reggae d'aujourd'hui, parfois, je l'entends déjà dans les traditions d'hier!"
Interview June 10, 2025

Manjul: "Le reggae d'aujourd'hui, parfois, je l'entends déjà dans les traditions d'hier!"

Accompagné de Natty Jean, le producteur et magicien du dub Manjul sera présent le samedi 21 juin à la Brasserie Illégal de Bruxelles pour la cinquième édition de la Brussels Roots Night, une initiative du Brussels Roots Collective. D'ailleurs, on voit Manjul de plus en plus souvent en Belgique ces derniers temps…

By Jah Rebel

Manjul, j’aimerais commencer cette interview en parlant du troisième volet de ‘Dub To Mali’, sorti en 2019. Il s’est écoulé près de sept ans depuis le deuxième volume. Pourquoi un tel délai entre les deux?
Manjul: “Pour qu’un album sorte, il faut que beaucoup de paramètres soient réunis. Pour des raisons sociales, politiques, géographiques et autres, il n’était pas encore sorti. D’autre part, je dirais que l’homme a les projets dans son cœur, mais c’est Jah qui donne sa réponse. C’est un bon exemple : certains albums sont faits en quelques jours et sortent quelques mois plus tard, d’autres sont faits en quelques mois mais sortent quelques années plus tard. Il n’y a pas de règle, c’est comme ça. Cela prouve aussi qu’on a nos plans d’hommes concernant nos œuvres, mais la réponse se trouve autour de nous, au-dessus de nous.”

Quand les deux premiers volumes sont sortis, on était encore en pleine époque CD. Par la suite, pas mal de labels ont cessé leurs activités, comme Makasound par exemple. Est-ce que ces évolutions ont eu une influence sur ton travail?
Manjul: “Évidemment, les différents chapitres de chaque maison de distribution ont eu un impact sur la sortie des œuvres. Les supports évoluent. J’ai commencé avec les cassettes, puis les vinyles, ensuite les CD pour un plan plus international. À l’époque, c’était le support qui permettait de s’exporter plus facilement. Puis, on a vu différents royaumes briller puis tomber dans le domaine de la distribution. C’était lié à la crise déclenchée par le nouveau support : Internet. On est tous de petits acteurs de ces périodes-là, et tout ça s’inscrit dans une évolution, un contexte bien plus large et global que nous-mêmes.”

Avec ‘Dub To Mali’, tu as fusionné le dub avec les sonorités et influences des musiques traditionnelles africaines. Le reggae est bien ancré en Afrique, notamment en Afrique de l’Ouest, mais qu’en est-il du dub? Comment cette musique est-elle perçue par le public africain?
Manjul: “Ils ressentent le dub, c’est clair. Ce qui est intéressant, c’est que les Africains, comme partout ailleurs, ont chacun leur propre sensibilité. Et dans cette diversité, tu retrouves les deux facettes du dub. Pour moi, il y a deux aspects bien distincts: d’un côté, le dub en tant que remix de morceaux roots - ce qu’on appelle le dub roots - et de l’autre, le dub plus électronique, plus stepper, comme on le connaît aujourd’hui. Ce sont deux émotions différentes, même si elles se croisent parfois naturellement. En Afrique, cette musique réveille des éléments très profonds: le feu, le fer, l’eau… Ce sont des choses avec lesquelles les gens ont un lien direct. Le dub roots, lui, touche les gens de la même manière que le reggae les touche. C’est quelque chose de très ressenti, viscéral. Ils sentent cette vibration. Il y a aussi une dimension percussive dans le dub qui rappelle les transes africaines; des rythmes qui, à travers le temps, ont influencé voire donné naissance à des musiques comme la techno ou d’autres formes électroniques. Quand j’ai commencé à faire dialoguer le dub avec les instruments traditionnels africains, ce n’était pas un projet scientifique ou musicologique. C’était quelque chose de naturel. Comme un bras du fleuve qui, après un long détour, retrouve son fleuve-mère. C’est exactement ça. Le reggae est retourné à sa source. Et moi, comme d’autres artistes rasta, on œuvre à cette jonction. On fait une musique qui est une confluence; une zone riche, fertile, pleine de vibrations uniques. ‘Dub To Mali’, c’est ça. Ce n’est pas une fusion réfléchie ou mathématique. C’est une rencontre organique. Parce que les musiciens traditionnels du Mali jouent une musique millénaire, transmise de génération en génération. Et quand ils jouent du reggae, ils le ressentent naturellement, parce que cette musique vient de là. Je le dis souvent: dans les fêtes, les célébrations, les mariages, les baptêmes, que ce soit chez les Bobos, chez les Dogons, au nord ou au sud du Mali, j’entends des pulsations, des motifs rythmiques, des riffs qui sont devenus des cuivres dans le reggae, des siècles plus tard. J’arrive à faire cette connexion. Le reggae d’aujourd’hui, parfois, je l’entends déjà dans les traditions d’hier!

Comment compares-tu ton travail en tant que producteur et celui de musicien sur scène?
Manjul: “Le disque, pour moi, ça a toujours été plus important, parce que concrètement, c’est quelque chose qui va rester après moi. Et ça, pour moi, c’est quelque chose d’important, parce que je n’ai pas des choses spécifiquement matérielles à laisser sur terre, et ma vie, elle va s’arrêter, mais elle va continuer à travers mes enfants, et à travers ce que j’ai fait. Le disque, pour moi, c’est mon moyen d’imprimer mes émotions, et mon vécu, et ma vie, de continuer à vivre, finalement, toujours. Alors que le concert a ce côté très instantané, éphémère, et puis qui n’est là que pour le public qui était là à ce moment donné.”

Pour ton dernier album, ‘Sound Therapy’, tu as collaboré avec deux amis à toi, FX et Ivo.
Manjul: “Cet album est né de notre rencontre à tous les trois. À l’époque, Tiken Jah et moi travaillions beaucoup à Bamako, on y était basés. Eux venaient souvent y travailler, entre autres avec Amadou et Mariam. On s’est donc rencontrés là-bas à Bamako, puis on a beaucoup collaboré, notamment via les festivals Paris-Bamako. Tout cela à travers un homme, paix à son âme, Marc-Antoine Moreau, un grand directeur artistique qui a fait énormément pour la musique africaine. L’album est un hommage à notre amitié et à Marc-Antoine. FX est l’ingénieur du son de Tiken Jah depuis de nombreuses années. Ivo Abadie est le batteur, entre autres, d’Amadou et Mariam. Lorsque je suis revenu en France pour les études de mes enfants, ils m’ont tendu la main et accueilli dans leur studio, rendant ‘Sound Therapy’ possible.”

Pourquoi avoir choisi le titre ‘Sound Therapy’?
Manjul: “Le but de ce projet était d’abord de se faire plaisir, de créer quelque chose entre nous trois, qui avons beaucoup travaillé pour d’autres. On voulait cuisiner un plat pour nous. On est partis de l’idée que la musique soigne, d’un concept de musicothérapie. Un jour, le batteur m’a dit: “Manjul, musicothérapie, c’est bien, mais c’est un vrai métier, et on n’a pas la licence.”. J’ai répondu: “Oui, mais l’eau qui coule d’une rivière, c’est déjà du son, de la musique, c’est thérapeutique!. Alors c’est devenu ‘Sound Therapy’, car le son, dans sa globalité, peut aller du ruissellement de la pluie à une musique élaborée.”

Cet album a aussi une dimension très internationale au niveau des sonorités: jamaïcaines, réunionnaises, congolaises… Est-ce que c’était un choix délibéré ou plutôt quelque chose de spontané?
Manjul: “Comme pour chaque album de ‘Dub To Mali’, ou même ‘Indian Ocean In Dub’, il s’agit toujours d’une photographie musicale du moment que je vis, avec les artistes avec qui je collabore à cette période-là. L’idée était d’élargir la perspective, tout en restant fidèles à ce qui a du sens pour nous et nos parcours. La Réunion et le Mali, par exemple, font profondément partie de mon histoire. Il était donc naturel qu’ils soient présents dans cette œuvre. Il y a aussi Jupiter & Okwess, un artiste découvert par Marc-Antoine Moreau lors de ses voyages en Afrique, et qui trace aujourd’hui sa propre route. Cyril Atef et Shaki Norman sont des musiciens que FX et Ivo ont fait venir, avec l’intuition qu’ils apporteraient une vraie valeur au projet. C’est un processus à la fois spontané et réfléchi, pas un simple casting sur papier. On s’est simplement posé la question: qui serait légitime et cohérent dans ce projet? Bien sûr, il est toujours difficile de réunir toute la famille pour chaque cérémonie, mais tous ceux qui sont là comptent énormément pour nous trois et font partie de notre cercle artistique proche.”

Sur l’album il y a un morceau qui s’appelle ‘L’Homme’, une adaptation d’une chanson de Brassens. Pourquoi cette chanson? Pourquoi Brassens parmi tous les chanteurs français?
Manjul: “C’était une volonté d’apporter un raisonnement à travers une œuvre d’un artiste français. Brassens, par ses thèmes, son style, ses mélodies, a une magie particulière. Cette chanson a aussi une résonance personnelle. Je viens du 18e arrondissement de Paris, où la première communauté immigrée était les Auvergnats. Ils étaient considérés à l’époque comme des “bouseux”, mais ils ont enrichi culturellement le quartier. C’est pareil pour les communautés d’Afrique de l’Ouest ou du Maghreb. La chanson de Brassens, ‘Chanson Pour l’Auvergnat’, rend hommage à ceux qu’on peut mépriser, mais qui sont en réalité ceux qui peuvent t’aider, culturellement ou humainement.”

’L’Homme’ et encore plus ‘The Lion And The Hunter’ ont une vibe dub poetry.
Manjul: “‘The Lion And The Hunter’, c’était pour moi une occasion de réunir deux fables qui portent le même titre. L’une, qu’on attribue à La Fontaine en France, s’appelle ‘Le Lion Et Le Chasseur’. L’autre est une histoire transmise par de nombreux anciens et griots, qui évoque également la rencontre entre le lion et le chasseur. Dans la version de La Fontaine, il y a une injustice: le chasseur accuse injustement le lion. Tandis que dans l’autre version, on met en lumière le fait que c’est toujours le chasseur qui raconte l’histoire, jamais le lion. J’ai voulu fusionner ces deux récits pour créer une forme d’homogénéité en renforçant le message qu’ils transmettent. Et comme ce sont des poèmes, des contes, la meilleure manière de les mettre en valeur, c’était en rendant hommage justement à Oku Onuora, Michael Smith, Linton Kwesi Johnson, Mutabaruka, Nazamba plus récemment, ou encore Benjamin Zephaniah. Ce sont souvent des conteurs, pas des chanteurs. Le dub, c’est leur support.”

La pochette de l’album, faite par Ivo Abadie, a une image particulière. Tu peux l’expliquer ?
Manjul: “Ivo est aussi plasticien. Il dessine tout le temps, même en studio. Cette image — entre graine et cerveau, avec des connexions électroniques — nous a tout de suite interpellés. Pour moi, elle symbolise la vie : une graine, un cerveau, des connexions électriques, chimiques, spirituelles, physiques. C’est une belle manière de présenter la vie.”

Parlons un peu de tes collaboration avec Danakil.
Manjul: “La collaboration avec Danakil, c’est une belle histoire. Ils sont venus enregistrer un album (‘Echos Du Temps’, red.) chez moi à Bamako, en 2011, et c’est là que je les ai rencontrés. Il y a eu une grande entente entre nous, mais surtout entre Balik et Natty Jean, qui a rejoint leur tournée, et est devenu un membre à part entière. Chaque album qu’ils ont fait depuis, j’en ai toujours réalisé la version dub. Ce qu’il faut savoir, c’est que depuis lors, tous les albums de Danakil ont leur version dub. Ma participation sur leur dernier album ne fait pas exception. Par contre, la nouveauté, c’est que pendant les tournées qu’on fait ensemble, ils me tendent régulièrement le micro pour chanter un morceau en solo ou intervenir sur certaines parties en featuring. Cela fait maintenant plus de dix ans qu’on travaille ensemble de manière très régulière. D’ailleurs, pour ajouter une petite anecdote : Bako, c’est le nom du quartier de Bamako où se trouve mon studio, et c’est ce qui a mené, plus tard, à la naissance de Baco Records!”

’Tears’, le deuxième album de Bishob, est aussi sorti chez Baco Records.
Manjul: “Son premier album était sorti chez Makasound à l’époque. Makasound avait beaucoup aimé cet album, à une époque où le label ne faisait que des rééditions. Et c’est vrai que Bishob, avec sa voix et la couleur de l’album que nous avions réalisé, correspondait parfaitement à la transition entre les rééditions de roots jamaïcain des années 70 et des productions plus actuelles, notamment venues d’Afrique. Dans cette même période, ils ont aussi découvert Takana Zion. Nous avions réalisé son album ‘Zion Prophet’, qui a littéralement émerveillé Makasound, à tel point que Bishop les intéressait soudainement un peu moins. Ce qui s’est passé ensuite, c’est que Bishop n’a pas toujours été disponible ou efficace pour assurer les tournées et tout ce qui était prévu autour du projet. Du coup, cela a été compliqué pour les personnes qui nous soutenaient de pouvoir porter cet album aussi loin que d’autres. Mais de notre côté, on a continué ensemble, et on a donc réalisé ce deuxième album, ‘Tears’. À ce moment-là, Makasound n’existait plus. Romain était parti créer Chapter Two chez Wagram. D’ailleurs je le salue, ils font un excellent travail! Ma collaboration avec Baco Records a permis qu’ils prêtent une oreille attentive à tout ce que je faisais, y compris à ce qu’on gardait un peu dans nos tiroirs. Et cet album-là méritait clairement de voir le jour. Ils ont été convaincus, et c’est ce qui a permis sa sortie.”

Puis il y a ‘Other Morning’, l’album de Kassoum Coulibaly aka. Kasfelgues. Tu peux nous en parler?
Manjul: “Kasfelgues, ça fait bien une quinzaine d’années qu’on se connaît. On s’est rencontrés à Bamako, ou à l’époque, il faisait beaucoup d’arrangements pour des artistes traditionnels. Il travaillait énormément sur la musique d’Afrique de l’Ouest: Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Mali… C’est aussi un multi-instrumentiste. Par la suite, il a eu une vie familiale, et une vie tout court, avec ses hauts et ses bas, notamment en matière de santé. Comme chacun d’entre nous, il a traversé différentes périodes. Kasfelgues, ça faisait une dizaine d’années qu’il s’était installé du côté de Lyon. On se voyait régulièrement, et il me parlait souvent de son envie de développer enfin un vrai projet d’album reggae, quelque chose qui lui tenait à cœur depuis longtemps. Et voilà, il a réussi à mener ce projet jusqu’au bout. Pour moi, c’est un très bel album, parce qu’il reflète une grande diversité de sensibilités. Il y a des passages très proches du folklore traditionnel africain, d’autres presque afrobeat, d’autres encore très roots reggae. Il y a de très bons musiciens sur l’album, comme Kubix à la guitare et Jason Wilson à la batterie. Je trouve que c’est quelqu’un dont l’émotion et la sensibilité sont vraiment intéressantes. Son album est éclectique par rapport à ce qu’on entend en ce moment dans le reggae, et je pense qu’il apporte vraiment une touche d’exotisme bienvenue dans le paysage actuel!”

Tu passes de plus en plus de temps en Belgique ces derniers temps.
Manjul: “Ma connexion avec la Belgique a commencé quand j’ai rencontré Greg et Lino de Skinfama en 2007. Ensuite, il y a un artiste qui évolue sur Charleroi, qui s’appelle JLB Riddim, que j’ai rencontré il y a une dizaine d’années aussi, et qui est venu au Mali par la suite pour travailler au studio. JLB et David Corleone sont deux producteurs que j’apprécie beaucoup, qui ont deux styles très différents, mais qui travaillent dur et qui font de très bonnes choses. Ensuite, il y a encore la question des études de deux de mes enfants qui étudient ici actuellement. Alors, je suis assez présent!”

Manjul: "Le reggae d'aujourd'hui, parfois, je l'entends déjà dans les traditions d'hier!"

About the Author

Jah Rebel

Cofondateur aux côtés de Jah Shakespear qui a transitionné vers ce rôle fin 2014. A précédemment travaillé comme critique et journaliste, équilibrant ses passions pour la musique et la spiritualité Haile Selassie.

Genres

Dub Roots Reggae New Roots Afro-Reggae Nyahbinghi

Published

June 10, 2025