Le samedi 21 juin, Natty Jean sera de passage à Bruxelles avec Manjul à l'occasion de la Brussels Roots Night #5. Le moment idéal pour vous proposer ci-dessous notre entretien avec l'artiste?!
By Jah Rebel
Natty, tu es originaire de Dakar, au Sénégal, et tu n’as même pas commencé dans le reggae, mais plutôt dans le hip-hop.
Natty Jean: “Effectivement. J’ai grandi dans un quartier de Dakar qui s’appelle la Sicap (Sicap-Liberté est l’une des 19 communes de Dakar, située au centre de la capitale, elle fait partie de l’arrondissement de Grand Dakar, red.), un quartier qui a vu naître pas mal de précurseurs du hip-hop sénégalais et africain, comme Positive Black Soul, par exemple, des grands frères qui ont fait briller le hip-hop africain.”
On a vraiment l’impression que la boucle est bouclée: à l’époque tu collaborais avec Didier Awadi et apparaissais même sur l’un de ses albums, et aujourd’hui c’est toi qui l’invites sur ton nouveau disque, ‘Imagine’.
Natty Jean: “Oui. En fait, il y a eu pas mal de groupes hip-hop qui m’ont permis de me développer dans le rap. Puis, en 2007, je suis parti vivre au Mali, quelques années. C’est pendant ce séjour-là que j’ai rencontré Manjul, un producteur de reggae qui vivait à Bamako. Ensuite, il y a eu la rencontre avec Danakil, un groupe de reggae français qu’on ne présente plus. J’ai commencé à tourner un petit peu, et ‘Santa Yalla’, mon premier album, est sorti. En retournant à Dakar, je suis allé vers des gens comme Awadi, qui m’a invité sur son album de l’époque (‘Ma Révolution’, 7ieme Ciel Records, 2012, red.). Peut-être qu’il avait senti qu’il y avait un potentiel et qu’il avait envie de mettre un peu la lumière sur moi. Aujourd’hui, sur mon deuxième album, il me semblait logique de l’inviter. Pas seulement pour lui rendre l’appareil - il y a un peu de ça - mais aussi parce que le morceau qu’on a fait ensemble, ‘Prezident’, parle de certains chefs d’État africains. Awadi est un artiste engagé, panafricaniste, et j’avais naturellement envie qu’il donne son point de vue là-dessus.”
Est-ce qu’il y a eu un moment précis où tu as décidé de passer du hip-hop au reggae, ou ça s’est fait progressivement ?
Natty Jean: “Ça s’est fait pendant cette période au Mali, comme je te disais. C’est Manjul qui m’a amené à ça. Moi je faisais du hip-hop, et il m’a proposé de faire un morceau. C’était juste un morceau à la base. Manjul est quelqu’un d’ouvert, qui aime faire des nouveaux projets, rencontrer des jeunes artistes. J’ai bossé sur le morceau, je suis allé l’enregistrer chez lui, et à partir de là, il a senti qu’il y avait quelque chose. On s’est dit qu’on pouvait faire un album. C’est là que j’ai basculé complètement dans le reggae. Mais j’ai toujours gardé cette touche hip-hop, qui coule dans mes veines, qui fait partie de mon identité et de mon parcours. Aujourd’hui, je suis très content de pouvoir faire les deux. Même dans ce deuxième album ‘Imagine’, on sent beaucoup l’influence hip-hop, et je pense que je continuerai toujours dans cette lancée.”
Qu’est-ce qui t’a poussé à venir en Europe, à un certain moment ?
Natty Jean: “En fait, je n’ai jamais décidé de venir en Europe. C’est la rencontre avec Danakil qui m’a ouvert les portes. Ils m’ont invité à les rejoindre en tournée après notre rencontre, en 2010. J’ai participé à leur album (‘Echos Du Temps’, 2010, red.), et ensuite, ils m’ont invité sur scène pendant la tournée. Ma place dans le collectif s’est faite naturellement, ça s’est très bien passé. Depuis, je continue à travailler avec eux, tout en développant ma carrière solo à côté.”
Quelle est, pour toi, la grande différence entre être sur scène avec Danakil et en solo ?
Natty Jean: “Il y a une vraie différence. Quand je suis avec Danakil, je partage la scène, je suis dans un collectif où on défend un concept commun. Mais quand je me présente en tant que Natty Jean, c’est moi seul, face à mes responsabilités. Il y a plus de pression, je suis plus concentré. Je suis “le boss”, comme on dit. Avec Danakil, c’est autre chose: c’est une équipe, une famille. J’ai une vraie place dans le groupe, mais c’est différent. J’aime vivre les deux expériences.”
Tu chantes souvent en wolof. Est-ce que cela veut dire que tu t’adresses principalement à un public africain?
Natty Jean: “Non, pas uniquement. Je chante en wolof parce que c’est ma langue maternelle. Mais sur ce deuxième album, j’ai aussi plusieurs morceaux en français. Avec le temps, j’ai appris à mieux m’exprimer dans d’autres langues. Le français, on l’a hérité de la colonisation. Mais il reste fédérateur. Quand je chante en français, je peux toucher un Béninois, un Malien, un Gabonais. Le wolof, lui, ne dépasse pas le Sénégal. Donc il y a des avantages et des inconvénients. Les deux langues sont légitimes.”
Tu utilises aussi des instruments traditionnels africains comme la kora, le balafon… C’est important pour toi de garder cet esprit africain dans ta musique?
Natty Jean: “Oui, c’est essentiel. C’est mon identité. J’ai grandi avec ces sons, avec ces instruments. La musique, c’est un voyage. Même si on ne comprend pas les paroles, on peut ressentir les émotions à travers la kora, le balafon. Ce sont des instruments universels, qui parlent au monde entier.”
Concernant l’album ‘Imagine’, pourquoi avoir choisi ce titre ?
Natty Jean: “Parce que ça représente un voyage. Ça évoque le rêve, l’espoir. Imaginer, c’est aussi croire en un avenir meilleur. Moi, je rêve d’une Afrique plus forte, plus indépendante, d’un continent qui retrouve sa dignité. Je rêve que la France quitte les 14 pays qu’elle étouffe avec le franc CFA, cette monnaie coloniale. Tant que ce n’est pas le cas, j’ai envie de rêver et de faire rêver les autres.”
Il y a plusieurs morceaux qui parlent de la situation des réfugiés et d’une mauvaise représentation de la réalité en Europe.
Natty Jean: “C’est vrai. Pendant longtemps, on nous a vendu une image de l’Europe comme un Eldorado. Aujourd’hui, beaucoup viennent ici dans des conditions difficiles, pas comme avant. Il y a vingt ans, mes oncles venaient pour les études ou le commerce. Aujourd’hui, on fuit des situations de guerre, de pauvreté, provoquées en partie par les pays occidentaux qui déstabilisent l’Afrique pour ses ressources. Il faut aussi dire que nos dirigeants africains ont une part de responsabilité. Mais chaque fois qu’un président africain a voulu rompre avec la colonisation, il a été éliminé: Kadhafi, Sankara, Lumumba… Il faut que les Européens comprennent pourquoi les gens arrivent ici. Ce n’est pas seulement un problème d’accueil, c’est un problème de justice historique.”
Le morceau ‘Salimata’, est-ce une hommage à la femme?
Natty Jean: “Oui, bien sûr. Dans cet album, il y a aussi ‘On M’a Dit’ avec Diamy Sacko, une jeune Malienne, et ‘Ak Yow’ avec Viviane Chidid, une chanteuse sénégalaise que tout le monde connaît. Pour moi, c’était important d’avoir cette touche féminine. On est dans une époque où le débat sur la place des femmes est crucial. On est complémentaires. Sans les femmes, on n’est rien. Elles doivent avoir leur place dans tous les domaines. ‘Salimata’, c’est un hommage aux femmes africaines, mais aussi à toutes les femmes. Leur beauté, leur force, leurs valeurs.”
’Tout A Une Fin’ semble être le contre-pied du titre ‘Imagine’.
Natty Jean: “Oui, c’est vrai. C’est un morceau plus personnel, mais qui parle à tout le monde. Tout a une fin. Les relations, les rencontres, la vie… C’est important d’en prendre conscience, ça aide à relativiser. On ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve.”
Le dernier morceau, ‘Echosysdub’, était déjà paru sur un album de Danakil (‘Ecosysdub’ est une version dub par Ondubground du morceau ‘Echo Système’, originalement paru sur l’album ‘La Rue Raisonne’, red.) et a une sonorité très différente. Pourquoi l’avoir inclus?
Natty Jean: “Justement parce qu’il est différent. Je pense à mon public sénégalais, à qui j’ai envie de faire découvrir de nouveaux sons. Il y a trois raisons : le thème (l’écologie), la langue (le wolof), et le style (électro-dub). Là-bas, les gens manquent d’information sur l’environnement. Il y a beaucoup d’analphabétisme, donc peu de sensibilisation. Ce morceau, c’est une façon de passer un message avec une musicalité nouvelle.”
Une dernière question. En tant que Sénégalais, le mouvement Baye Fall, et même le rastafarisme, t’ont-ils influencé?
Natty Jean: “Oui. Ce que je retiens des deux, c’est la simplicité, l’humilité, le sacrifice pour les autres. Le Baye Fall, c’est celui qui se sacrifie, qui ne porte pas de chaussures, qui te donne à manger. Cette philosophie me touche dans un monde où tout est superficiel. Le rastafarisme aussi, avec son respect de la nature, sa spiritualité, l’idée que chacun est le miroir de l’autre: si je te fais du mal, je me fais du mal à moi-même. Je ne me revendique d’aucune religion en particulier, mais je suis ouvert à toutes. Je prends ce qui me parle dans chaque culture.”
Cofondateur aux côtés de Jah Shakespear qui a transitionné vers ce rôle fin 2014. A précédemment travaillé comme critique et journaliste, équilibrant ses passions pour la musique et la spiritualité Haile Selassie.
June 9, 2025